"Quand un poisson meurt, c'est la tête qui commence à pourrir." Ce constat est celui que tirait récemment Bruce Makovah, après avoir démissionné avec fracas, début octobre, de ses fonctions de sélectionneur en chef de l'équipe zimbabwéenne de cricket. De toute évidence, le sport le plus apprécié du temps de la colonisation britannique est mal en point. Sa situation difficile traduit les maux qui frappent le Zimbabwe depuis que Robert Mugabe s'y est imposé en dictateur. "Même si ce sport a longtemps été la discipline des Blancs durant la période coloniale, sa notoriété sur la scène internationale lui a permis de se hisser au deuxième rang des sports les plus appréciés, juste derrière le football", explique Darlington Majonga, chef du service des sports au Zimbabwe Independent, une des dernières voix libres du pays. Il aura pourtant fallu du temps pour que le cricket zimbabwéen reflète davantage la composition réelle de la population. "Lorsqu'en octobre 1992, l'équipe nationale a obtenu la reconnaissance des instances internationales qui lui ont conféré le droit de participer à des tournois internationaux, il n'y avait aucun joueur noir en son sein et jusqu'en 2000, il était rare de voir plus de deux joueurs noirs sur le terrain", confirme le journaliste. Les choses ont commencé à évoluer de façon radicale lorsque les autorités ont entamé leur réforme agraire. Celle-ci s'est traduite par l'expropriation des fermiers blancs, lesquels assuraient 80 % du revenu national. "Comme un fait exprès, le lancement de la politique visant à donner des terres aux Noirs qui en étaient dépourvus a coïncidé avec la décision de la Fédération de cricket de 'promouvoir' les joueurs noirs, ce qui n'est pas allé sans difficulté puisque la discipline était outrageusement dominée par les Blancs", ajoute Darlington Majonga. Il n'en fallait pas plus pour que le cricket zimbabwéen devienne un sujet politique tant au niveau national qu'international. La radicalisation de la politique agraire de Robert Mugabe, qui n'hésitait plus à utiliser la force, et sa réélection très contestée en mars 2002 ont servi de prétexte pour entraîner le cricket sur le terrain glissant de la politique. "La Coupe du monde de cricket co-organisé par le Zimbabwe en 2003 fut la première étape dans le processus de politisation de ce sport. Désormais, il était impossible de dissocier le cricket de la situation intérieure et extérieure du pays. L'Angleterre a boycotté la compétition à Harare, prétextant des questions de sécurité, mais tout le monde savait que la motivation première des Anglais était liée aux événements électoraux dans notre pays", rappelle le journaliste. Lors du tournoi, deux joueurs importants de l'équipe nationale, Andy Flower et Henry Olonga, avaient décidé, pour leur part, d'arborer un brassard noir "en signe de deuil à l'égard de la démocratie agonisante au Zimbabwe". La rébellion des joueurs s'est poursuivie au lendemain de la Coupe du monde. En avril 2004, quinze joueurs blancs ont exigé de la fédération qu'elle redonne à Heath Streak son titre de capitaine de l'équipe qu'on lui avait retiré sans explication. Cette mobilisation fut considérée par les autorités fédérales comme l'expression de l'influence encore trop importante des fermiers blancs expropriés. "Elles décidèrent donc d'aligner une équipe composée uniquement de joueurs noirs face au Sri Lanka", se souvient Darlington Majonga. Ce fut un fiasco. Face à des résultats pour le moins décevants et à la corruption de plus en plus manifeste d'une partie de l'encadrement, de nombreux joueurs ont demandé des comptes à la fédération, montrant à plusieurs reprises leur colère. "Il n'en a pas fallu davantage pour que la Commission des sports et des loisirs, un organisme créé par le gouvernement pour superviser les activités sportives du pays, prennent les choses en main en 2005. Elle a dissous le conseil d'administration de la Fédération et éliminé tous les membres qui n'étaient pas noirs. Ils étaient, selon elle, les principaux responsables de la situation chaotique que connaissait le cricket dans notre pays", ajoute le journaliste. Elle a nommé un nouveau conseil pour qu'il élabore un nouveau règlement. La commission a sans doute été surprise par le zèle des membres qu'elle avait nommés, car ils se sont empressés d'établir une charte donnant au ministère des Sports un poids extraordinaire au sein de la fédération, puisque celui-ci peut désormais choisir sept des douze membres de son conseil d'administration.
Cette ardeur n'a pas été récompensée, car la commission a refusé d'entériner le nouveau texte, le jugeant antidémocratique. "Je dois dire que ce fut une surprise agréable", reconnaît Darlington Majonga, qui aimerait voir dans cette décision le signe d'un changement plus vaste dans tout le pays. Mais il est réaliste. Il sait que Robert Mugabe continue à amender la Constitution pour détruire ce qu'il reste de démocratie. "Mugabe a affirmé que le Zimbabwe n'avait pas besoin de plus de démocratie depuis que la population a rejeté son projet constitutionnel lors du référendum de février 2000", rappelle le chef du service des sports du Zimbabwe Independent. Il n'est donc guère optimiste sur les chances d'un retour rapide de la démocratie, même s'il voit dans le rejet du nouveau règlement comme les prémices d'un changement. Si l'histoire récente du cricket illustre parfaitement la fuite en avant du régime Mugabe, c'est d'ailleurs peut-être de la résistance manifestée par certains acteurs du cricket que viendra un sursaut démocratique. C'est du moins ce que Darlington Majonga espère, avec beaucoup d'autres Zimbabwéens qui rejettent, comme lui, les menaces de boycott qui visent désormais de façon régulière le cricket. "Il est vrai que les sanctions sportives, notamment au niveau du rugby, dont l'Afrique du Sud a fait l'objet à une certaine époque, ont sans doute contribué à accélérer la fin de l'apartheid. Le rugby était une discipline qui comptait énormément pour les Blancs sud-africains. L'absence de leur équipe nationale dans les grandes compétitions les a forcément gênés. Il est peu probable que de telles sanctions fassent reculer Mugabe. Au contraire, on s'aperçoit que son régime est chaque jour plus arbitraire et plus autoritaire. Les répressions policières menées contre les leaders syndicaux qui manifestaient contre le gouvernement en sont la preuve la plus récente. N'allez pas croire que le boycott du cricket zimbabwéen le fera changer d'avis, car Mugabe est déterminé à rester au pouvoir quel qu'en soit le prix", lance le journaliste, qui connaît les limites de ce qui peut être entrepris pour redonner au pays un peu de sa fierté. "Sur le terrain. Une nouvelle génération de joueurs commence à poindre le bout de son nez. Ils ont les moyens de faire des résultats, d'autant que certains anciens qui avaient quitté le pays reviennent pour les encadrer." Un signe encourageant ? Les mois à venir seront cruciaux. Ils permettront de voir si le poisson est vraiment mort.
Claude Leblanc